Préparer son Absinthe…
Hier soir, nous fêtions je ne sais plus quoi, et comme il est l’usage, le champagne était au cœur du rituel. Et comme il est de mon usage dans ces cas là, je n’ai pas résisté à aromatiser mes bulles de l’esprit vivian : une petite dose de Chandelle Verte au fond de la flute. J’ai pris goût, grands dieux ! à ces cocktails modernes et il est peut-être temps de faire le point sur les bonnes et les mauvaises façons de boire mon alcool préféré : l’Absinthe.
Les bonnes et les mauvaises façons de préparer sa Verte ou sa Bleue…
Alors, on va partir du fait que l’Absinthe, le spiritueux, ne naît pas du jour au lendemain dans le laboratoire d’un savant fou du Val de Travers ou d’ailleurs, mais qu’elle est le fruit d’une longue tradition de préparations d’élixirs-spiritueux de plantes qui ont pour mission de soutenir le moral et réparer le corps. Ce sont des alcools fait pour le corps autant que pour l’esprit. L’Absinthe - Artemisia Absinthium - étant une plante médicinale majeure, elle est présente dans de très nombreuses recettes depuis les temps (et les régions) les plus reculés.
Avant que n’apparaisse l’apéritif que l’on désigne sous le nom d’Absinthe ou Fée Verte qui se développera en Suisse et en France au XIX° siècle, il était l’usage de faire des alcools forts que l’on buvaient allongés d’eau. C’est l’origine de la première version de cette préparation, assez primitive, que l’on rencontre encore dans les régions les plus traditionalistes comme le Jura par exemple et un peu partout depuis le développement du pastis et de l’Olympique Marseille (qui n’est pas un spiritueux).
C’est ainsi que les jurassiens boivent encore leur Bleue : la liqueur blanche est allongée d’eau dans un grand vert, l’anis contenu révèle son caractère louche et l’affaire est réglée.
C’est la version 1 du rituel de l’absinthe.
La Belle Époque parisienne doit son nom à un mélange détonnant entre une culture artistique merveilleuse qui apparait dans un contexte social abominable. C’est ainsi que l’alcoolisme se développe et contribuera à la perte de notre muse apéritive, et c’est en même temps sous son influence qu’accoucheront les plus belles œuvres artistiques qui chanteront les louanges d’Artemis, la vierge farouche et redoutable, la féminité nécessaire aux artistes et aux ouvriers de la nouvelle société sans âme (au tournant du XX° siècle, pas la société sans âme du tournant du XXI° siècle laquelle rappellera la Fée à son secours en 2005).
Cette magnifique société est festive et l’exposition universelle de Paris en 1889 verra l’érection de la tour Eiffel et probablement l’invention de la cuillère percée (en forme de tour Eiffel), qui deviendra rapidement l’accessoire emblématique du rituel de l’absinthe.
Il est dorénavant officiel que la Fée Verte se prépare avec cette « pelle » qui soutient le sucre qui se trouve alors au-dessus de la liqueur. Il reste à la « fontaine à Absinthe » le soin de faire couler les gouttelettes d’eau fraiche sur le sucre pour que le sirop vienne adoucir l’amertume de l’apéritif. Ce rituel d’esthètes semble avoir été élaboré pour des raisons de marketing dans le but de faire boire ces dames des bistrots parisiens pour la parité dans l’ivresse…
Cette version 2 du rituel de l’Absinthe est indéniablement la plus répandue. C’est la façon officielle de bien préparer une absinthe quand on a de l’éducation et que son amertume demande un sucrage, ce qui n’est pas toujours nécessaire avec les modernes et doucereux pastis à l’absinthe du commerce courant actuel.
Cette belle époque et sa bohème pouilleuse aux loques pleines de taches de peinture à l’huile ou d’encres indélébiles laisseront à la Fée Verte la réputation de Muse des Artistes. A-t’il jamais existé une telle entente entre cette bohème inspirée de ces poètes et peintres miséreux et un alcool ? un esprit ? L’union a été parfaite. C’était Héloïse et Abelard, c’était Viviane et Merlin, ou Salomon (dans le rôle de la verte) et la Sulamite (dans le rôle des Rimbauds)…
Les poètes de la belle époque ont bel et bien disparus avec Elle, c’est un fait, et la poésie trouvera quand-même d’autres esprits consolateurs pour survivre.
Mais la disparition de la Fée Verte laissera une petite amertume que l’on n’oubliera pas. Ainsi, dans les années 60’, à la suite des Burroughs et des Kerouac, les poètes maudits d’outre-atlantique retourneront en Bohème chercher l’esprit de Montparnasse (la géographie n’est pas une science exacte en Amérique…) et, dans un tchèque approximatif, les poètes ricains tenteront de retrouver l’absinthe dans les zincs praguois… « Pas de problèmes » répondent les tôliers tchèques, « Revenez demain ! ». C’est ainsi que la Fée Verte est revenue dans les bars et est devenue la nouvelle héroïne des clochards célestes aux pays de l’étoile rouge. C’est d’ailleurs la blanche, la vraie blanche, l’héroïne, de ces petits-enfants américains de Rimbaud qui inspirera un nouveau rituel à la Verte de l’ancien monde : l’Absinthe flambée.
Vous n’avez jamais préparé d’héroïne ? pas grave, ce n’est pas nécessaire. Ici, c’est l’Absinthe qu’il faut verser sur le sucre (qui est encore posé sur sa cuiller percée), enflammer ce sucre dégoulinant. C’est bientôt le verre tout entier qui sera enflammé, et puis lorsque le sucre commencera à caraméliser. Il reste à éteindre l’incendie avec de l’eau fraiche. Le procédé est spectaculaire et le résultat intéressant pour le goût caramélisé caractéristique… La motivation qui a animé l’invention de ce nouveau procédé possède une certaine noblesse (plus que le but mercantile et publicitaire qui est à l’origine du rituel de 1889 en tous cas, on doit le reconnaitre…) et ce rituel barbare qui évoque plus le cirque américano-romain que la fontaine de Barenton à Brocéliande (le site de Viviane) mérite toute notre attention. Je vous invite à l’essayer si vous ne l’avez déjà fait.
C’est la version 3 du rite de l’Absinthe.
Ps. Lisez Dale Pendell, le poète des plantes psychotropes et inventeur de recettes d’Absinthes de cette époque en sirotant votre Fairy.
Comment choisir ?
Votre accent jurassien ou marseillais trahit votre goût pour une tradition simple, sans fioritures : c’est la version 1 qui vous laissera siroter tranquillement votre anisée haute en couleur.
Vous avez besoin de temps pour faire les choses, pour les laisser apparaitre dans votre Jacqueline : optez pour une préparation longue sous la Fontaine. Version 2.
Vous voulez attirer l’attention dans un bistrot et vous ne craignez pas d’être expulsé manu-militari comme un pyromane irresponsable : Osez la version 3 du rituel sans hésiter !
En fait, les rituels sont multiples, mais les absinthes aussi… entre les Bleues du Val de Travers qui sont hérités du breuvage du XVIII°/XIX° siècle, pas assez amères pour avoir besoin de sucre et que l’on boit donc simplement allongées d’eau comme un vulgaire Ricard (rituel 1) ; entre la Vertu amère de l’Absinthe Belle Époque parisienne qui demande d’être adoucie d’un sirop pour révéler toute sa profondeur aromatique (rituel 2) ; ou encore la brutalité du monde moderne qui s’exprime dans les Absinthes ayant souffert de la prohibition, Absinthes brutes aux arômes simples et fumés et excessivement anisées en provenances des moonshiners de la Nouvelle Orléans ou des industries d’Europe centrale ou d’Espagne, Absinthes élevées au Jazz bien sûr (rituel 3), chaque absinthe a son rituel… Vous avez le choix…
Voici les bonnes façons de préparer l’Absinthe (1 & 2), et la mauvaise (3). Voici la tradition.
Alors les buveurs d’absinthes sont devenus traditionalistes ? Le traditionaliste n’apparait pas avec la tradition mais il la créé quand il n’a plus d’autres idées, quand il n’a plus rien d’autre à faire… Tant que la créativité vit, la tradition attends son heure. Quand l’époque n’est plus créative, elle peut devenir traditionaliste. C’est peut-être un peu le cas pour l’Absinthe qui vit une renaissance timide.
Nous chercherons plus tard les raisons qui font que l’Absinthe n’est apparemment plus la Muse des artistes et des créateurs, pour l’heure je voudrais juste rappeler qu’il existe mille façons de préparer son Absinthe. Le rituel est important en ce qu’il permet de relier la boisson avec un élément de sa vie. Il permet de transformer un alcool en un esprit. À chaque alcool son esprit, et son rituel…
Hier soir donc, je buvais mon Absinthe-champagne (une Chandelle Verte très amère) comme Alfred de Musset buvait son Absinthe-cognac… À l’arrivée des premières neiges, je règle ma Verte à la neige saupoudrée de sucre en poudre, ça fait penser à une pâtisserie !
Il existe aussi des gourmets qui ont une science très précise du louche (action de préparer son absinthe pour la faire loucher, c’est-à-dire troubler) tel mon ami René Wanner (Distillerie Absintissimo à Genève et dans le Val-de-Travers) dont j’admire particulièrement la « 68…Harde » qu’il prépare ainsi : en apéritif : 1 dose d’Absinthe pour 2 à 3 parts d’eau (comme notre propre « Étoile d’Argent »), mais en digestif il faut : « Faire tomber quelques gouttes d’eau dans un verre d’absinthe » (il faut voir René préparer sa Bleue et vous comprendrez ce que le mot rituel veut dire !).
Pour finir, le chemin de l'Absinthe, le vrai, qui mène à notre distillerie de Sarreyer en Valais…
Matthieu Frécon, Edelweiss Distillerie, Sarreyer. Mars 2020
Sources : Benoit Noel, René Wanner, Dale Pendell…
Photos, de haut en bas : Van Gogh, Absinthe Champagne (MF), La discrète du Val de Travers (Marc Thuillier), Une partie de pêche (circa 1900), Absinthe Flambée (MF), Quel rituel pour celle-ci ? Awen Nature, Les Chandelles Vertes (Benoît Noël/MF), René Wanner, Le chemin de la Tuaille, qui mène à notre distillerie… (MF).
https://edelweiss-distillerie.ch/