1° partie : La Tête/La Fée Verte (extraits)
La Fée Verte
Histoire, le XIX° siècle, l’absinthisme, préparations et recettes
De par ma Chandelle Verte ! criait Ubu… C’est le cri du XIX° siècle !
On a bien compris que l’alcool est fondamentalement le ferment de la civilisation, c’est son témoin, son œil de Juda, son ange gardien et sa mauvaise conscience… La Fée Verte, l’absinthe, Ventrebleu ! c’est tout l’esprit de l’alcool qui s’y trouve concentré au XIX° siècle.
On connaît bien maintenant l’histoire de l’absinthe dont le retour récent était tout à fait inattendu, rappelons-en quand même les grands éléments.
Cet innocent fébrifuge fut probablement mis au point dans le Jura peu après la révolution française par le Docteur Ordinaire, exilé en Suisse en 1792. Cette recette avait des antécédents puisque l’on connaît une Eau d’arquebuse du XVI° siècle dont la formule ressemble par bien des aspects à notre Verte (voir plus bas cette recette modernisée). Plus avant encore, on pense que les gaulois, ces grands inventeurs de la barrique, se servaient de l’absinthe pour aromatiser leur bière.
Bientôt commercialisée par la maison Pernod à Pontarlier en 1805 dans un but tout à fait philanthropique, ce spiritueux médicinal et hygiénique () deviendra rapidement la plus populaire des boissons, la plus fidèle muse des artistes (car ce sont les artistes qui véritablement créent la civilisation), et sans doute le plus redoutable vecteur de l’alcoolisme au siècle de l’industrialisation…
Liqueur médicinale, cette Marianne a servi la France lors de la campagne de colonisation de l’Algérie en 1830 : les zouaves y avaient recours pour soigner leur fièvre des marais et leur mal du pays, puis de retour en métropole civile, pour soigner leur mal d’aventures et d’exotisme…
Très rapidement, elle s’introduit partout en France, en Suisse ou en Belgique. Elle pénètre indifféremment toutes les couches de la société : elle est la coqueluche du bourgeois comme de l’ouvrier… Il n’y aura guère qu’une seule autre boisson (d’origine médicinale également) qui pourra se vanter d’une telle universalité : c’est le Coca-cola, ce digestif souverain contre la gastro-entérite qui est également utilisé contre la rouille et que l’on consomme tout autant à la Maison-Blanche que dans les bidons-villes de la Nouvelle-Orléans… Même le pastis, pâle cadet de notre Fée Verte, aujourd’hui pourtant excessivement développé, n’a pas le succès, ni surtout le rôle social et culturel de son aînée (il faut dire que la qualité de l’ivresse n’est pas la même…).
A la clé de ce succès, il y a une grande famille de plantes médicinales : Artemisia Absinthium pour la grande absinthe, Artemisia Pontica pour la petite, voir Artemisia Glacialis pour le petit cousin des Alpes : le génépi. L’armoise, Arthemisia Vulgaris, encore une proche parente, est également utilisée dans les recettes. Mentionnons encore Artemisia Annea qui est une variété asiatique utilisée dans l’élaboration de médicaments contre le paludisme.
Cette plante, la plante des femmes par excellence (Arthémis est une déesse de la féminité libre et indomptée) est extrêmement réputée depuis l’Egypte ancienne.
A l’époque de l’invention de sa liqueur elle est très présente dans la pharmacie et on la sollicite souvent : en vin ou en teinture alcoolisée elle stimule l’estomac ; apéritive, elle aide à lutter contre l’anorexie ; fébrifuge, elle remplace le quinquina et guérit efficacement le paludisme ; en infusion c’est un vermifuge (un peu amer, et beaucoup moins agréable qu’en liqueur…) utilisé même contre le ténia ; en huile (huile essentielle – assez toxique quand même par sa concentration en thuyone – ou par extraction des fleurs dans l’huile d’olive), c’est un antiseptique réputé vaincre la gangrène, le staphylocoque doré, le bacille de la morve et la typhoïde (en usage externe bien sûr) ; enfin, elle est utilisée en tisane, avec l’armoise, la sauge et la menthe, contre l’aménorrhée et les règles douloureuses, elle aide la femme en travail et à plus forte dose, elle est abortive.
L’absinthe est « une plante médicinale de première importance ; sa réputation est grande, ses vertus sont citées dans les traités de matière médicale (…) elle bénéficie de son image de plante bienfaisante. » (l’Absinthe et l’absinthisme, J.P. Doulco, bibliographie).
De cette Viviane qui a tant d’attraits, l’un pourtant manque : c’est la douceur, d’où son nom (Absinthe, du grec : sans douceur). Sa forte amertume est fameuse et Lehanah est citée dans la Bible pour désigner une eau devenue verte et amère, imbuvable…
Citons Jérémie (Lamentations III. 15.) : “…Il m’a rassasié d’amertume, il m’a abreuvé d’absinthe.”, ou Jean (Apocalypse VIII. 11.) : “Et le nom de cette étoile est Absinthe ; et le tiers des eaux devint absinthe, et beaucoup d’hommes moururent par les eaux parce qu’elles avaient été rendues amères”. Heureusement, bien préparée, sa liqueur alcoolisée devient miraculeusement, et dangereusement, la meilleure du monde (c’est quand même beau la civilisation !)…
Passons donc à la fabrication puis, la préparation…
La liqueur d’absinthe est une recette de plusieurs plantes mises en macération dans l’alcool puis en général, distillées partiellement ou complètement. Il existe des variantes quant à la composition des plantes, la distillation… mais grosso modo, il s’agit d’une teinture alcoolique de plantes qui comprend surtout la grande absinthe, l’anis, le fenouil et l’armoise, plus l’hysope pour renforcer la couleur.
La distillation de la teinture permet d’obtenir une eau-de-vie blanche très aromatique, cet esprit peut être consommé comme n’importe quelle eau-de-vie à 45° : c’est la Blanche (que j’appelle la Reine des Neiges à cause de son arôme glacé qu’apportent les menthes de ma recette), ou recoloré en vert avec l’hysope, la mélisse, l’armoise… La Verte titre en général entre 50° (pour l’absinthe ordinaire) et 75° (pour la fine, ou surfine – dite Suisse). La qualité de la liqueur dépend du choix de la composition, de l’état des plantes (fraîches, sèches, ou même sous forme d’essences de qualités diverses), de la qualité de l’alcool (origine, degré), et de la fabrication (distillation partielle ou totale de la macération, ou pas de distillation du tout).
Fidèles à notre habitude, nous avons opté pour le procédé le plus simple (celui qui demande le plus de travail…). Nous récoltons les plantes fraîches, et si possible sauvages, qui sont mises en macération dans le meilleur esprit-de-vin possible (vin sans soufre distillé 2 fois, cœur de chauffe uniquement, 80° environ) ; la macération terminée est filtrée mais non redistillée (sauf pour faire de la blanche évidemment). Cette liqueur qui titre environ 72° après la macération des plantes fraîches garde un goût verd, végétal, mis en valeur par la finesse de l’alcool.
Après la fabrication de la liqueur, il y a la préparation de la boisson elle-même. Le rite de la préparation de l’absinthe est la partie visible, donc la plus importante, de l’iceberg mythique.
A la base se posent deux problèmes : comment sucrer cette boisson trop amère : le sucre ne se dissolvant pas dans l’alcool et, comment réduire son fort degré sans éprouver de chagrin (baisser le degré d’un alcool est toujours un difficile acte de renonciation) ?
Le problème ne pouvait se régler que d’une façon esthétique digne des manières d’une fée : on inventa la cuiller percée et la fontaine à absinthe (lointain souvenir de celle de Barenton, je m’expliquerai plus loin), éléments simples d’un jeu de société qui plait encore aujourd’hui : On verse la liqueur dans un verre spécial, assez grand avec les bords larges. Sur le verre, on couche la cuiller à absinthe chargée d’un ou deux sucres. Il s’agit maintenant de verser doucement l’eau froide sur le sucre pour faire couler un sirop sur la liqueur que l’on regarde loucher (se troubler)…
Je passerai sur le vocabulaire très suggestif de ces différentes étapes, sur les expressions que ce rituel troublant inspirera aux amateurs : la littérature de la grande époque ou moderne sur l’absinthe et son folklore ne fait pas défaut.
En revanche, il faut préciser qu’il existe un nombre incalculable de variations de ce jeu, et en inventer de nouvelles peut rendre une soirée inoubliable ! Je citerai le miel à la place du sucre (lequel sucre se doit-il d’être en poudre ou en morceau ? blanc ou roux ?), les glaçons… Gustave Courbet, ou Alfred de Musset préparaient la leur avec de la bière, du vin blanc, ou du Cognac…
Mais la principale variante consiste à faire flamber l’absinthe : le verre est vide, la cuiller couchée avec le sucre reposent par-dessus, on verse sur le sucre la liqueur qui goutte au fond du verre, on flambe (les verres à absinthe sont habituellement prévu pour supporter ce traitement) pour enfin éteindre l’incendie avec un peu d’eau glacée.
L’absinthe ainsi préparée a un léger goût caramélisé, mais le principal avantage de cette méthode reste son rituel impressionnant (et, pour le plus grand soulagement d’Alfred Jarry, on n’est pas obligé de mettre beaucoup d’eau !).
Comment une telle préparation qui allie autant de qualités thérapeutiques à une puissance aromatique que seul peut-être un Van Gogh a su décrire et qui se trouve au centre d’un rituel social si important, a t-elle pu devenir le bouc émissaire assumant tout le malaise de la société de l’époque?
Il y a évidemment plusieurs raisons à cela.
D’abord, le XIX° est alcoolique, ou plutôt, il vit mal son alcoolisme : révolution, urbanisation, industrialisation, pasteurisation…
La seconde raison est que l’industrie alimentaire est alors naissante et inaugure un nouveau mode de production à grande échelle sans avoir déjà mis en place les règles d’hygiène nécessaires : les procédés de fabrication et de falsification de l’absinthe par les grosses maisons sont assez affolants (mais on s’est habitué à pire depuis…).
Par exemple, j’ai le souvenir d’une recette d’absinthe dans un livre pour distillateur professionnel du XIX° siècle (dont je ne retrouve malheureusement plus la référence) qui explique que dans la distillation du vin, on doit prendre soin de bien séparer les têtes et les queues pour ne garder que le cœur de la chauffe qui servira à la fabrication d’un “Cognac” ou d’un “Armagnac” (selon la recette que l’on choisit). Les résidus de la distillation (c’est-à-dire les têtes et les queues) qui contiennent beaucoup d’alcool ne seront pas jetées mais seront dirigées vers la confection des liqueurs anisées (principalement l’absinthe) dont les arômes puissants masqueront le mauvais goût (surtout si l’on utilise des huiles essentielles plus ou moins frelatées à la place des plantes elles-mêmes ()).
Le résultat devait être une liqueur corsée titrant peut-être 70° et qui contenait dans les 50 % de méthanol plus pas mal d’huiles et de solvants peu digestes !
Ailleurs, il est question de colorant à base de sulfate de cuivre, appelé vitriol bleu (dans le meilleur des cas, sinon, on peut avoir recours au vert malachite, qui est un dérivé du tétraméthyldiparaamidotriphénylcarbinol (sic) — cité par Blarez dans La falsification des vins et spiritueux).
A mon avis, il n’est pas nécessaire de chercher ailleurs la toxicité fameuse de l’absinthe… (D’ailleurs, ça me rappelle que le “cognac à flamber” vendu aujourd’hui aux professionnels pour la cuisine ou la pâtisserie est interdit à la boisson et n’est pas taxé comme les alcools de consommation, hum, hum…).
Enfin, la dernière cause du discrédit porté sur l’absinthe est tout simplement la rançon de son goût extraordinaire. La qualité de l’ivresse, même légère, qu’elle procure est absolument unique : légère, joyeuse, sublime, c’est l’ivresse de l’Artiste ! La production artistique (et sans doute scientifique, mais les scientifiques ont toujours été assez discrets sur l’utilisation – pourtant courante – des psychotropes dans leur travail) du XIX° reste le principal témoin de cette influence moralement impardonnable.
Les nombreux documents sur l’absinthisme qui nous restent font état d’un véritable fléau, responsable de la déchéance de l’ouvrier (alors qu’à cette époque d’exode rural, c’est l’industrialisation qui plus que tout est la déchéance de l’homme). On peut voir d’édifiants documents dramatisant les innombrables familles victimes d’un père alcoolique… Les études médicales établissent le caractère héréditaire de l’alcoolisme (quand l’alcoolique peut encore procréer ! car l’absinthe est accusée de faire baisser la natalité, Arthémis oblige…).
La campagne anti-alcoolique ne reculait devant aucun argument et nos “Fumer rend stérile” et autres inepties pourtant efficaces ne sont que l’ombre des slogans de cette belle époque.
Après cette féroce campagne, l’absinthe a été interdite en France le 16 mars 1915 à cause de sa teneur en thuyone (ça y est, on a désigné le coupable), qui est la substance tenue responsable de l’épilepsie typique de l’absinthisme (à haute dose, cette molécule provoque des hallucinations). Ceci dans le but avoué de combattre l’alcoolisme et de faire repartir la natalité (il faut dire que les allemands étaient plus nombreux que nous !), et dans le but inavoué de détourner l’attention des français sur la catastrophe en cours…
J’ose rêver que les insoumis décimés en 1917, les mauvais enfants qui ont sympathisé avec les allemands en pleine guerre auraient peut-être pu se faire mieux entendre si Viviane avait prévalue sur Marianne… En tout cas, en 1915, la Chandelle Verte sera éteinte et laissera la place à d’autres alcools…
Plus tard, on réalisera que la substance incriminée se trouve dans de nombreuses plantes et que l’on ne peut pas les interdire toutes !
Le taux maximum de thuyone autorisé par l’Europe est actuellement très supérieur à ce que les liqueurs d’absinthe ont jamais contenu (même si la plante cultivée en produit plus qu’à l’état sauvage, voir L’aromathérapie exactement, bibliographie). On reconnaît aussi qu’il est impossible de souffrir de la thuyone en buvant de l’absinthe : l’éthylisme aurait eu raison du buveur bien avant qu’il ressente les effets de cette molécule.
Pour toutes ces raisons, il est redevenu possible de fabriquer la Fée Verte en France bien que le nom lui-même soit encore sous le coup de la prohibition. La Suisse qui avait précédé de 7 ans la France dans l’interdiction l’a récemment tout simplement levée (2005).
Je dois peut-être préciser que je ne fais pas l’éloge de l’alcoolisme ou de l’absinthisme, je veux seulement proposer ma réflexion sur le sens de l’alcoolisme dans une société quand il se développe comme cela a été le cas au XIX° siècle. Sans prétendre pouvoir proposer une solution, je refuse de simplement reconnaître la culpabilité de l’absinthe (ou de n’importe quelle boisson, de n’importe quelle drogue) alors que le seul coupable est le mal-être du buveur. Mal-être social ou existentiel, parfois inguérissable pour le dernier.
Un faisceau de facteurs ont convergé à cette époque et ont provoqué un mal-être social que la fée verte a assumé en consolatrice, et puis ça a été à la guerre de prendre le relais pour occuper la fonction de dérivatif…
L’absinthe, la fée verte, fait partie de ces boissons essentielles, ces ambroisies qui font rêver à l’existence d’une porte ouverte sur l’éthernité ; ces nectars divins qui donnent l’espoir d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, aux rigueurs de cette terre de misère. Notre chandelle verte permettrait l’évasion que la morale et la religion combattent et que les artistes d’abord, mais bientôt suivis de tous, recherchent.
Je pense que la liqueur d’Arthémis combine un profond symbolisme archétypal féminin avec d’indéniables propriétés médicinales, voire psychotropes. Ce rôle religieux et païen explique peut-être l’importance du rituel que l’on a aussitôt associé à sa consommation (et qui ne survivra pas quand le pastis, son pâle alter ego, la remplacera alors que leurs similitudes apparentes pouvaient très bien en permettre la continuation).
Le poète Aleister Crowley disait que l’absinthe était la création d’un ancien alchimiste, je pense qu’il s’agissait plutôt d’une ancienne alchimiste. Il est même possible que cette alchimiste fût une Fée et je propose de relier le mythe de l’absinthe à celui de Viviane…
Au Nord-Ouest de la Forêt de Brocéliande se trouvait la fontaine de Barenton (ou Balenton). C’est là que la fée Viviane y retenait prisonnier son maître et initiateur : l’enchanteur Merlin, ainsi que nombre de chevaliers trouvés infidèles. L’eau de cette fontaine aux propriétés merveilleuses avait la froidure de la glace. Trois fois par jour, elle prenait une couleur d’émeraude et un goût amer… (d’après Guerrand, Au temps aventureux de la quête du Graal, Paris, 1960)
La recherche du lieu où était retenu Merlin, c’est-à-dire la recherche de la fontaine de Barenton (la fontaine à absinthe) est, d’après la légende, la raison du commencement de la Quête du Graal.
Telle est, là et non ailleurs, l’origine de la Fée Verte…
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021