Lettre à un jeune distillateur

À un jeune distillateur

« Il ne faut pas mélanger les grands-ducs et les bois-sans-soif. Oui monsieur, les princes de la cuite. Ceux avec lesquels tu as bu le coup des fois mais qui ont toujours fait verre à part. Ils sont à cent mille verres de vous. Sur leur caravelle, sur leurs tapis volants, ils tutoient les anges. »
Audiard, Un singe en Hiver, 1962.

D’abord merci pour les échantillons de tes premiers distillats que j’ai reçu l’autre jour. Cinq essais que j’ai pris le temps de déguster.

Il n’y a pas de défaut particulier dans ces travaux, ça te rassurera sans doute : on est dans une époque où l’on a peur de mal faire : peur d’être pris en défaut et peur d’empoisonner les clients (encore que je crois que cette dernière peur est plutôt une posture qu’une réelle attention dans bien des cas). Donc, de ce côté-là, pas de problèmes : c’est propre.

Je vais détailler ailleurs chaque flacon, mais je voudrais commencer par développer un aspect qui, je crois, manque dans ces échantillons. Je ne dis pas que tu n’as pas cette attention, je ne te connais pas, mais en tous cas, les échantillons que tu m’as envoyés n’ont pas ce caractère essentiel qui répond à la question : Pourquoi boit-on ?

Le buveur moderne, un peu branché, dira qu’il aime découvrir les arômes des gins ou des whiskies qu’il collectionne. Il aime classer les arôme selon les critères du moment : les « botaniques » chez les gins &c… En fait, il collectionne. C’est ludique, récréatif.
Pour ce marché, ce sont les gins, whiskies, voire vodka, qu’il faut viser. Les Chartreuses peuvent faire partie de ce genre de public, avec plus de profondeur toutefois. Le problème de la Chartreuse, s’est qu’elle est maintenant très chère et qu’il n’y a qu’un fabricant (pas de comparaison ni de choix possible). Avec la Chartreuse, on est dans un monde aristocratique pré-révolutionnaire, ce qui ne correspond pas forcément avec l’esprit moderne, urbain, libéral et mondialiste dans lequel évolue le buveur de gin moderne (Je développerai plus tard pourquoi je dis que le Gin est un alcool moderne, urbain, libéral, et mondialiste). J’ai l’impression que tes flacons cherchent à s’intégrer dans ce courant.
Ce courant des alcools modernes comme les gins, whiskies &c… (Ces alcools sont anciens, mais ils savent s’intégrer dans ce monde moderne, libéral et récréatif) sont majoritaires dans la consommation de l’alcool aujourd’hui. Ces alcools, aujourd’hui, sont considérés comme des drogues (dans le même sens que le tabac, l’héroïne ou le crack) et la politique lutte, ou fait semblant de lutter, contre sa consommation. Les droits indirects (c’est-à-dire les taxes sur le tabac, l’alcool, et les jeux) sont normalement destinés à cette lutte (en réalité, ils servent surtout à payer les contrôleurs -les douanes- dont le sens de leur travail pourrait de ce fait être remis en question…).
Cette situation, l’alcool-drogue a débuté avec une loi de Napoléon qui créé un statut spécial pour les médicaments qui sépare le métier de pharmacien des parfumeurs et des liquoristes (1802). Avant cette loi, le liquoriste-distillateur préparait aussi des remèdes et des parfums. Il faisait des distillats qui servaient autant à la santé qu’au bien-être et à la convivialité. Aujourd’hui, tu as celui qui fait la biture (le distillateur), celui qui fait l’apparence (le parfumeur), et celui qui prétend réparer les dégâts des deux premiers : le pharmacien. En réalité, c’est la création du métier spécifique de la pharmacie qui a enlevé aux deux autres la connaissance de la santé dans la liquoristerie et la parfumerie.
La Chartreuse dont je parlais précédemment est au départ un remède autant qu’un aliment. C’est une recette élaborée dans la tradition d’avant 1802.

Mais ces questions ne t’intéressent peut-être pas d’abord, toi qui découvres la distillation des spiritueux et qui a peut-être quelques inquiétudes sur le positionnement de ta future start-up sur le marché ?
Alors, il te faut quand-même savoir que je ne suis pas compétent pour parler des produits d’appels, des techniques de marketing et de la com. Je ne sais pas non-plus dire que tel ou tel spiritueux va marcher, que tel ou tel est dans les clous de la législation &c… Je n’ai aucun intérêt pour ce genre de chose qui à mon avis appartiennent à une société décadente qui va survivre encore quelques années sous perfusion avant d’être mise en terre pour le plus grand bien de la planète et de l’humanité.
Non, ce qui compte pour moi, c’est l’esprit. Ce qui compte, c’est que lorsque tu bois ton alcool, ton corps est fort, ton esprit s’illumine, et tu sais que c’est bon pour toi. Tu sais que ça a un sens, que la vie a un sens, et ça te donne l’espoir et le courage. Ce n’est pas juste un alcool récréatif et superficiel pour oublier un instant que la vie moderne n’a pas de sens… Ce n’est pas forcément un instant grandiose ! Cela peut jouer pendant une partie de cartes avec ses amis… Cela peut inspirer un poète, mais aussi accompagner une vie simple et discrète. Un spiritueux doit amener un sentiment sublime.

Il y a deux éléments pour produire cela : l’alcool, et les plantes éventuelles que l’on ajoute.

L’alcool n’est pas une simple molécule d’éthanol. Pour les alchimistes, l’alcool est le principe vital qui s’est coagulé pendant la fermentation des fruits. Chaque fruit (raisin, canne, ainsi que les grains et les tubercules…) a des caractéristiques que l’on ne connait pas encore bien et leurs molécules d’éthanol respectives ne vont pas provoquer la même ivresse. L’origine agricole des fruits produira également des effets très différents (culture intensive ou au contraire micro-ferme en bio-dynamie par exemple) De plus, la méthode de distillation (pression ou pas, cuivre ou inox &c…) ne permet pas la même dynamique de la molécule (sens giratoire, énergie &c…). Enfin, la magie de la personnalité du distillateur, son âme, aura une influence déterminante à défaut d’être quantifiable (mais elle est reconnaissable).

Donc, si tu es un adepte de l’alcool industriel, voire de l’utilisation de vodkas &c… bon marché, je ne peux pas te suivre : tes travaux pourront être bien fait, ils n’auront pour moi aucun intérêt (et c’est le cas des tiens, mais maintenant, tu pourras décider de ce que tu veux faire : être bon, ou être unique comme tu es unique de toutes façon !).

L’autre paramètre est les plantes utilisées, s’il s’agit d’alcools de plantes : gins, vodkas, absinthes &c…
Ces plantes ne sont pas ajoutées simplement pour leur goût, comme un repas n’est pas composé simplement pour créer un tableau pour le palais : le repas, même gastronomique, sert d’abord à entretenir la santé. De même, les plantes, avant d’être aromatiques, sont avant tout médicinales. Il faut avoir quelques notions d’herboristerie pour faire des bouquets heureux pour le corps. Un pastis n’a pas le même rôle qu’un gin ou une Chartreuse… Il y a des plantes apéritives, d’autres digestives, d’autres encore dépuratives, toniques &c… À mon avis, lorsque l’on démarre une distillerie de gin, absinthe ou autres, il est important de cultiver un minimum les plantes que l’on utilise. Même si c’est quelques mètres carrés, juste pour des essais, des tisanes et la cuisine, cela permettra de mieux les connaître. Ensuite, tu développeras un style plus personnel pour tes recettes et tu sauras mieux choisir tes fournisseurs.

Et la technique ? Le feu, les coupes &c… Ces choses dont on parle souvent sont importantes, mais facile à acquérir. De plus, elles ne sont pas si importantes qu’on le dit. Il est rare qu’on reproche à une Chartreuse d’avant-guerre ou à une Bénédictine du XIX° siècle son taux de méthanol… Par contre, il est clair que ces alcools anciens bénéficient tous de distillations artisanales (et non industrielles) faites à partir de matières premières issues de micro-fermes (et non de programmes agricoles standardisés organisés par des bureaucrates à l’échelle nationale). Ça fait une grosse différence…

Pour conclure, la technique ? c’est simple et secondaire. Il faut juste pouvoir justifier devant les contrôleurs et les journalistes d’un savoir-faire béton, mais ce n’est pas le plus important.
Le plus important est de savoir que tu peux faire des spiritueux qui ont un Esprit puissant qui fera du bien au buveur. Des spiritueux qui seront bénéfiques pour son esprit et pour son corps. Il saura les boire sans « modération » : juste la bonne dose qui fait que le remède ne se transforme pas en poison.
Le plus important, c’est de savoir que tu peux faire ça, et de savoir ce que tu veux faire avec ça.
Si tu comprends ça, tes clients te raconteront les belles soirées qu’ils ont passés avec tes distillats.

Un jour au bar de mon village, un voisin vient se mettre au zinc à côté de moi et m’a dit « Matthieu, ton absinthe, elle est bonne, elle ne fait pas mal à la tête, et en fin de soirée, les discussions deviennent plus intéressantes ».
Merci voisin ! il y a tout dans ta phrase : le bon goût, la bonne santé, et la bonne ivresse… (vous pouvez remettre dans l’ordre d’importance : 1. ivresse, 2. santé, 3. goût).

Je t’ai saoulé ? Tu voulais juste avoir un rapport de dégustation ?
Le voilà, mais c’est secondaire : Tu sais distiller, ce n’est pas difficile. Maintenant, il te reste à trouver ce que tu veux offrir à la société avec tes spiritueux, et te donner les moyens (courage) de le faire.

(Le rapport de dégustation proprement-dit suit dans un courrier séparé)

Matthieu Frécon, Sarreyer, Octobre 2024

 

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