La distillation légale (ou pas) en Europe

Comment peut-on encore distiller légalement ?

1° partie : Les alambics espagnôles et la distillation en Europe

Avertissement : cet article est beaucoup trop long et relativement imbuvable, j'espère que vous me le pardonnerez : le sujet est vraiment difficile, et j'en ai gros sur la patate (rien à voir avec l'article précédent sur la Vodka)…

Que penser des alambics espagnôles que l'on achète sur Internet ?
D'abord, je ne vous dirais pas ce que j'en pense personnellement, n'ayant pas vraiment besoin d'en penser quelque chose vu que je n'en ai pas vraiment besoin personnellement et que donc, je n'en n'ai pas…
Mais enfin,
C'est vrai que ces petits appareils sont un peu les PC de la distillation : très populaires, tout le monde peut en avoir un chez soi, c'est pas cher et en plus, la poste vous le livre facilement sous plis discret… La cerise sur le gâteau, il existe aujourd'hui de bons manuels du distillateur (d'ailleurs il m'en reste encore quelques uns à commander ici…) permettant une pratique facile et sans risques de devenir aveugle ou de faire sauter l'entrepôt…
J'ai aussi entendu dire que la rapide diffusion de ces petits alambics "à huiles essentielles" ferait une concurrence déloyale à la noble profession de distillateur dont je suis un fier représentant (c'est vrai que c'est une noble profession, ne serait-ce que par son caractère globalement insoumis).
Alors, faute d'avoir un avis sur la question "c'est bien ou c'est pas bien ?", je peux quand même vous faire part de mes réflexions sur la situation de la distillation familiale en France.

L'Europe, qui est un grand pays riche encore de plusieurs cultures, connaît plusieurs cas de figures :

Les pays du Sud comme l'Espagne, le Portugal ou l'Italie sont très libéraux et ont une tradition populaire très vivante. Les distillateurs familiaux sont libres et les alambics s'achètent aussi facilement sur les marchés là-bas que les cafetières italiennes chez nous. La gnôle de ces pays n'est pas rare, elle est souvent un peu rude et la technique pas forcément raffinée, mais elle est vivante et sans complexes. L'alcoolisme est plus assumé, mais finalement pas plus répandu que chez nous.

Au nord, nous trouvons des pays qui, au contraire ont réussi à supprimer complètement la tradition de l'eau-de-vie maison : la Grande-Bretagne, la Belgique ou la Hollande ont souvent une réglementation proche de la nôtre (j'avais étudié la question il y a quelques années avec un correspondant belge, d'ailleurs fin distillateur nocturne). Ce n'est donc pas la législation, mais la pression politique qui a entraîné la suppression de la tradition de l'alambic dans ses pays. Le résultat est qu'une forte tradition de clandestinité s'est développée à la place. L'eau-de-vie de ces fiers clandestins est en général élaborée avec une technologie développée et de bonnes connaissances chimiques. Ce sont des bidouilleurs de pointe en matière de contrôles d'acidité ou de fermentation, ce sont des adeptes du PHmètre et des spécialistes des enzymes et des levures… La seule chose qui limite le développement de la qualité est la possibilité de pratique, d'échange d'informations &c… qui ne sont possible qu'au grand jour et avec des quantités moins confidentielles (essayez d'entretenir un verger pour consacrer sa récolte à votre activité favorite, pour ensuite chanter les qualité de tel ou tel cru avec vos voisins… essayez de sortir la marmite à "eau bénîte" ("Whisky Beatha") pour la fête du village en Angleterre ou en Irlande…).
Un ami belge m'avait dit "Chez nous en 1900, il y avait un alambic dans chaque ferme, et beaucoup fonctionnent encore".

Outre-Rhin, en Allemagne, en Suisse, et en Autriche, la situation est encore différente. La réglementation est, comme en Belgique, proche de la nôtre, mais au contraire de ces pays, la politique ne décourage pas du tout cette activité importante dans le cadre du patrimoine national. l'Autriche encourage même par des concours financés par l'Europe le développement de la distillation familiale avec une qualité remarquable, inconnue de la plupart de nos bouilleurs de cru français.
Les taxes sont au moins aussi élevées que chez nous en France, les contraintes administratives en revanches, sont strictes, mais pas établies en dépit du bon sens comme seules nos contributions indirectes savent le faire.
Le résultat est une tradition très vivante, une qualité très élevée, vraiment, et un alcoolisme plutôt en dessous de la moyenne en Europe, tout ça dans une ambiance décontractée.

Je n'ai pas grand chose à dire sur les pays scandinaves qui ont tout perdu en matière de distillation familiales : traditions, pratiques &c… Le très important problème d'alcoolisme qu'avait ces pays au XIX° siècle semble avoir nécessité une réglementation très coercitive (réduisant la distillation clandestine a des pratiques sordides et dangereuses, sans d'ailleurs l'éradiquer). Le problème d'alcoolisme n'est pas pour autant réglé…
D'ailleurs, pour finir avec humour avec la Scandinavie, la mention "HB" que l'on trouve parfois sur certaines bouteilles n'ont pas de lien avec la devise rabelaisienne "Hic Bibitur" (Ici, on boit, Garguantua I.1.), mais signifie simplement "Hemmen Brent" ("distillé à la maison"). C'est une jolie suédoise qui apparemment s'y connaissait bien en matière de HB qui m'a raconté cette petite anecdote.

Et la France là-dedans, elle est où dans l'Europe ?

2° partie : Militons pour la libération de la douane !

Et bien pour l'instant, notre pays aux 700 fromages (dixit De Gaulle) semble se chercher… La vitalité de la tradition et la nouvelle réglementation sur les bouilleurs de cru (2003) pourrait nous faire penser que l'on se dirige vers une situation proche de celle de nos voisins allemands, ce qui serait nous laisserait un peu d'espoir dans ce monde globalement un peu tristounet. Mais en même temps, si la politique de l'état ne montre aucune hostilité, l'application de cette réglementation par l'administration des douanes reste cauchemardesque. Manque de moyens certes, mais aussi manque de bon sens et surtout un manque de bonne volonté qui transforme n'importe quelle question à régler en un véritable drame kafkaïen. La douane aujourd'hui est d'ailleurs dans un état de désorganisation totale (vive l'informatique !) qui empêche absolument tout fonctionnement normal.
Le premier effet de cet tétanie nerveuse est un encouragement à la distillation clandestine, comme en GB ou en Belgique.
En effet, il est vraiment décourageant de vouloir distiller de manière légale quand vous avez affaire à une administration dont l'organisation ne prévoit pas que vous ayez un interlocuteur régulier, et quand vos interlocuteurs occasionnels (ceux qui n'ont pas réussi à vous renvoyer vers un autre collègue) vous chargent systématiquement de fautes imaginaires à chaque fois que vous avez une question à laquelle ils ne savent pas répondre (et ce n'est pas rare). C'est ainsi que mes clients sont assez systématiquement agressés lorsque je les envoie payer les taxes dues au titre de bouilleur de cru (taxes sur l'alcool, sans taxe sécurité sociale, remise de 50 % jusqu'à 10 litres d'alcool pur, + 10 % de remise pour payement dans les 3 jours, c'est un régime réservé aux particuliers qui distillent leur propre production pour leur consommation personnelle. C'est la loi. Point barre). Les uns se voient retirer les 50 % parce qu'ils n'ont pas de n° de SIRET, les autres ne peuvent pas payer parce que ce jour là, c'est moi qui devrait payer les taxes, d'autres enfin reconnaissent que la vigne qu'ils entretiennent ne leur appartient pas (ils l'entretiennent juste), en cause de quoi on leur refuse les 50 % et ils peuvent s'estimer heureux que l'on ne leur réclame pas rétroactivement cette réduction faite les années passées &c…

Moi qui essaye d'encourager la distillation légale, je peux vous assurer que ce n'est pas facile !
Moi qui essaye d'encourager la création d'un syndicat de bouilleurs de cru (c'est-à-dire une association de bouilleurs de cru qui distillent eux-même leur cru pour leur consommation familiale avec un alambic collectif, c'est une formule très courante dans l'Est de la France) dans ma région, et bien les plus volontaires, après la dérouillée décrite plus haut, passent systématiquement dans la clandestinité.
Cette clandestinité est d'ailleurs un réel progrès pour la douane au niveau du rapport travail mis en œuvre/revenu financier puisqu'ils n'ont plus la gestion des bouilleurs de cru à 100 balles…

Que faire ?
Après 15 ans de pratique légale de la distillation. Après avoir rencontré pas mal de représentants de l'administration dont la moyenne n'a pourtant pas de franche hostilité vis-à-vis de notre pratique favorite. Après avoir un peu voyagé en Europe et dans le monde, et rencontré des distillateurs de jour comme des distillateurs de nuit (moonshiners) et bu un peu de tout (là, je parle d'une façon imagée), je crois avoir une idée un peu générale sur la situation et quelques unes pour l'améliorer.
Lorsque l'on étudie un peu le code général des impôts (dont la validité pourrait être contestable depuis la publication tardive de sa réforme en 1981), qui est très, très, poussiéreux, on se rend compte qu'il n'est pas du tout possible pour une administration, même de pointe, d'appliquer les idées confuses qui essayent péniblement d'en ressortir (je pense que mon style faussement léger ici vous donne une mesure de la pénibilité du sujet…).
En fait, la réglementation du régime des bouilleurs de cru a été concue (au XIX° siècle) pour gérer une situation relativement différente de la nôtre : les bouilleurs de cru étaient innombrables comme les étoiles du ciel, ils n'avaient pas vraiment l'habitude d'être taxés et limités, et ils faisaient une forte concurrence déloyale au commerce de l'alcool (par exemple les bouilleurs de cru n'étaient pas supposés emmener des camions citernes de calva vers les bistrots de la capitale). L'immatriculation des alambics (en 1901), l'instauration de taxes et du privilège, le contrôle de la production et de la circulation des alambics ont été des réformes assez difficiles à gérer.
Et bien aujourd'hui, le fonctionnement de la distillation familiale se fait toujours à partir de ces textes antédiluviens qui sont totalement inadaptés à la situation actuelle.
Le résultat est que j'aimerais pas être douanier…
En fait aujourd'hui, la douanes encadre la pratique des distillateurs (bouilleurs de cru, bouilleurs ambulants, distillateurs de plantes aromatiques, distillateurs professionnels, enseignants, organisateurs de fêtes de villages &c…) de telle sorte que le contrôle soit possible. C'est le principe. Dans la pratique, le fonctionnement hiérarchique et parfois déresponsabilisé de l'administration grippe ce fonctionnement, et c'est toujours pour permettre le contrôle. Un exemple avec cet article. Il faut aussi préciser, à la charge ou à la décharge des fonctionnaires, qu'il n'y a pas de formation particulière pour cette branche de l'activité de la douane (pour les autres, je ne sais pas) et que donc, je comprend que les fonctionnaires préféreraient ne pas avoir à s'occuper de ces questions de serpentins qui leur échappent.
C'est comme cela que l'administration a inventé de toutes pièces la formalité de la destruction des alambics (plusieurs centaines de milliers ont été détruits), les rendements d'alcools à prévoir (ce qui oblige à conserver certaines techniques), les horaires pour distiller &c… En fait, les douaniers finissent par nous expliquer comment on doit distiller et comment l'on doit se servir d'un alambic !

Et bien voilà ! C'est là que l'on a envie de trouver une solution ! (mais vu mon style peu protocolaire, je sens que j'ai peu de chances d'être entendu au bureau F3, le Saint Siège des Contributions Indirectes…).
La situation est que ni les utilisateurs de l'alambics, ni les douaniers ne sont satisfaits de cette façon de gérer les choses, qui ne donne d'ailleurs pas de bons résultats ni pour les uns ni pour les autres.
Je pense que la douane, en fait, a bien pour mission la récolte de la gabelle, ça c'est clair et normal pour la police du ministère des finances, mais n'a absolument pas vocation de gérer la distillation amateur ou celle des plantes aromatiques (qui ne sont pas taxées).

La solution pourrait être simplement de libérer l'administration des douanes de cette gestion, et de la confier à un bureau qui dépendrait du ministère de l'agriculture avec lequel une collaboration serait établie (pour la bonne récolte des taxes). Ce bureau devrait être au service de la pratique de la distillation amateur et artisanale, ainsi que la distillation des plantes à parfums aromatiques ou médicinales (PPAM) et s'occuperait de la gestion, de l'organisation pratique, de ces types de distillation.

La Suisse avait un système proche : la Régie Fédérale des Alcools s'occupait à la fois de la gestion et de la taxe. Malheureusement, la diminution de la production locale ne permettait plus à la RFA son indépendance et l'ensemble de sa tâche est en train de passer… aux douanes.
Je propose cette solution intermédiaire qui respecte les compétences de chacun.

Pour finir (enfin !), je précise que je ne veux absolument pas m'occuper d'un tel "Bureau des petits alambics" au ministère de l'agriculture ! Je ne veux plus plus rien avoir à faire avec la réglementation ! Je veux distiller des roses dans un pays qui ne connais pas ces problèmes ! C'est tout !!! Débrouillez vous !!! (aah…, ça fait du bien parfois…)

Merci de m'avoir lu jusqu'au bout.
Matthieu


PS : La dernière de la gabelle : une directive de la direction des douanes nous informe que dans le cadre de la lutte contre les dépendances (au ministère de la santé), les démonstrations de distillation dans les fêtes de villages seront limités à des distillations… d'eau. Et oui, et c'est l'argument de nos douaniers les plus compétents : si on veut espliquer comment qu'il marche l'alambic, avec de l'eau, ça peut très bien le faire !
Quand on me demande s'il existe des formations pour devenir distillateur, je me dit que c'est encore la douane qui serait le mieux à même de nous expliquer comment il faut distiller !

Ah oui, aussi, à peu près au même moment que cette directive est sortie, cet article nous parle de la lutte que livre notre directeur général des droits indirects contre les dépendances : voyez ici

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