Val de travers
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L'Absinthe Ordinaire
- Le 23/01/2017
- Dans Technique de distillation des alcools
L'Ordinaire est-elle l'Originelle ?
La légende de l'Absinthe, l'Herbe Sainte, la fée et muse des peintres de la belle époque et déesse des fontaines légendaires trouve probablement sa source dans les nuées olympiennes. L'Arthémisia Absinthium et ses cousines (armoises, génépi…) fût d'abord utilisée par les brasseurs celtes, les moines chrétiens et les sorcières médiévales (Artémis est la déesse de la féminité libre). Elle entre à l'époque classique dans la composition de recettes de spiritueux aux buts ambiguës qui servent parfois à la biture et parfois à la santé. L'Arquebuse ou la Chartreuse en sont des exemples (je reviendrais plus tard sur cette autre verte célèbre).On raconte qu'un certain Docteur Ordinaire fuyant les révolutionnaires avinés (toujours cette querelle entre le rouge et la verte…) s'installât dans le Jura Suisse, à Couvet où il fréquenta une certaine dame Henriot avec qui (je me fais un roman, vous me pardonnerez…) fût élaborée une certaine boisson apéritive aux vertus thérapeutiques. Cette combinaison gagnante (à la fois boisson et remède) sera souvent rééditée, par Coca-cola par exemple…
Bref, il semble que l'histoire de la recette originelle inventée par le bon docteur soit une légende, et que les spiritueux amers à base d'absinthe se soient simplement développés à cette époque (fin XVIII°s et XIX°s..) en France et en Suisse sous l'effet de la mode et de l'activité dynamique de quelque liquoriste probablement jurassien.
Alors, si l'absinthe Ordinaire n'existe finalement pas, ce qui n'étonnera personne, quelles sont les recettes historiques de l'absinthe… extra-ordinaire ?La liqueur célèbrissime entre toutes fût interdite pendant près de 90 ans en Suisse comme en France, son souvenir est resté très vivace tant les artistes français de la belle époque l'ont chantés ou peints…
Lors de son retour sur la scène au début du siècle, de l'eau et du pastis étaient passés sous les ponts de Pontarlier et d'ailleurs, les goûts et les couleurs avaient changés, et la nouvelle Verte, ou Bleue chez les Hèlvêtes (chez qui elle est d'ailleurs souvent blanche) hésita quelque peu entre une tradition quelque peu mythique et une modernité passablement ennuyeuse. On trouve aujourd'hui plusieurs écoles :
L'Absinthe du Jura Suisse du Val de Travers (qui mérite une étude à part, on y reviendra), est assez identifiable : elle est souvent blanche, assez anisée, les suisses la boivent en général sans sucre (et donc sans cuiller). La Verte française est plutôt verte, anisée et souvent riche en arômes. Les arômes sont plus diversifiés et l'on trouve des liqueurs atypiques de toutes couleurs. Il y a aussi les vermouths allemands, plus amers qu'anisés et peut-être plus proches des Vertes des vertes années. Enfin, la liquoristerie moderne et globale propose des absinthes originales inspirées des cultures et des marchés du monde, parfois très fines (Japon, Amérique…). Les absinthes espagnoles ou tchèques ont été crées pour des questions de marché et ne correspondent pas vraiment à une culture. Elles ne sont d'ailleurs pas immortelles à mon sens.
La Société de consommation, secret du succès de l'absinthe du Val-de-Travers, Suisse. En haut : Picasso : La buveuse d'Absinthe, détail.
N'ayant jamais goûté à une absinthe de la grande époque, j'ai toujours pensé que l'amer a toujours dominé, alors que l'ère du pastis a favorisé la douceur sucrée de l'anis. En fait, l'anis est une plante médicinale majeure (c'était aussi la base du Tamiflu :-) ) aux vertus apéritives et dont l'arôme est très complémentaire de l'absinthe et j'ai bien l'impression que les absinthes étaient à l'époque tout aussi anisées qu'aujourd'hui.
Comme je suis en train de monter une distillerie d'Absinthe dans le Valais suisse, j'essaie toutes sorte de recettes pour toucher les cœurs des buveurs d'aujourd'hui (et avec l'espoir secret d'inspirer une nouvelle génération de Van Gogh ou de Rimbaud…). J'essaie bien sûr les veilles recettes classiques à défaut d'être "ordinaires". En voici une que publie le héraut actuel de la Fée Verte, Benoît Noël, dans "Un mythe toujours vert : l'Absinthe" à l'Esprit Frappeur, 2000 (jolie petite maison qui a publiée l'un de mes livres de chevet : "Travailler ? moi, jamais !" par Bob Black). Cette recette vient du "Nouveau dictionnaire des sciences et de leurs applications" (XIX°s.).
La recette est assez curieuse, mais comme souvent avec les vieilles choses, il n'est pas forcément facile de comprendre ce que l'auteur à voulu dire (alors que c'est souvent le sens premier qu'il faut suivre, en dépit de notre incrédulité - manque de confiance envers la sagesse des anciens). J'ai décidé de suivre la recette à la lettre, et de juger sur le verre ensuite.
La recette :
Grande Absinthe sèche et mondée : 2 500 gr.
Hysope fleurie sèche : 500 gr.
Mélisse citronnée sèche : 500 gr.
Anis vert pilé : 2 000 gr.
Alcool à 85° : 16 litres.On fait macérer le tout dans la cucurbite d'un alambic pendant 24 h. Après addition de 15 litres d'eau, on distille jusqu'à ce qu'on ait recueilli 15 litres de liquide, c'est-à-dire un peu moins de la moitié du liquide employé. On ajoute 40 litres d'alcool à 85° et 45 litres d'eau. On laisse reposer pour clarifier la liqueur, qui a le volume de 100 litres. On colore avec un mélange de safran et de caramel. On peut faire varier le goût de la liqueur par addition au mélange précédent de plantes diverses telles que la menthe poivrée, le fenouil de Florence et de la coriandre. Quelle que soit la recette suivie, on obtient une liqueur dont le goût plaît à un grand nombre de consommateurs.
Mes commentaires :
La liste de plantes est très simplifiée, mais on a ici la base de la recette. L'idée de faire une macération de 24 h. est intéressante, bien que ce soit surtout adapté aux plantes (feuilles…), alors que l'anis supporterait une macération plus longue.
L"alcool à 85° est bien adapté pour une extraction essentielle et rapide. L'ajout d'eau à la distillation est nécessaire si l'on n'est pas pyromane. Le distillat contient donc l'alcool de départ.
Je ne comprend pas trop le pourquoi du rajout d'alcool à 85° et d'eau après macération et distillation, il me semble que les arômes vont être dilués par cette opération. Il me semble que pour avoir un maximum d'arômes sans excès, il faudrait plutôt adapter les rapports plantes/alcool et faire macérer/distiller le tout ensemble. Nous verrons que l'expérience semble indiquer que j'ai raison.
Le d° final est proche de 45°, ce qui est faible pour une liqueur à diluer avec un sucre sur la cuiller rituelle, mais c'est peut-être un indice que cette absinthe était à boire pure ou peu diluée, probablement sans sucre.J'ai divisé les quantités des plantes de la recette de base pour avoir une macération dans 180 ml. de bon esprit-de-vin maison (vous ne savez pas le faire ? voyez ici : http://www.devenir-distillateur.com/blog/technique-de-distillation-des-alcools/on-ne-peut-plus-acheter-d-alcool-a-la-pharmacie-comment-faire.html) à 85°, auquel j'ai rajouté 320 ml après distillation pour obtenir 500 ml de Verte blanche. Distillation à la tête de maure (on en trouve ici : http://www.ebay.de/itm/Destillierapparat-mit-Erlenmeyerkolben-2000-ml-/310481032695?clk_rvr_id=1085871860334&rmvSB=true).
Voici les tests des deux alcools obtenus :
Le premier, juste distillé et non dilué comme indiqué en fin de recette : préparé selon le rituel consacré : verre, cuiller, sucre… Joli louche pâle, arôme très anisé et peu profond. J'ai l'impression d'une recette pratique pour l'industrie et la consommation brute, la boisson n'est pas extrêmement fine…
Le second, après dilution dans l'alcool à 85° pour avoir la proportion plantes/alcool de la recette (l'eau est rajoutée à la préparation) : pareil en moins louche et moins aromatique, quelques faux-goûts de plantes apparaissent.
Je ne vois pas bien le sens de cette recette mais il est intéressant de connaitre la pratique de l'industrie de l'absinthe de la grande époque. Je pense qu'il en faudrait plus aujourd'hui pour relancer l'inspiration artistique au XXI°s. …Les absinthes que nous mettons au point maintenant dans le Val de Bagne (ma nouvelle distillerie) et qui seront prêtes pour la cuiller à l'automne prochain contiennent une trentaine de plantes médicinales et aromatiques la recette tourne autour de celle-ci. Le but du spiritueux restant la qualité de l'ivresse, il est important que les plantes aient un intérêt aromatique et médicinal. La combinaison élixir/boisson est essentielle, cela évite les aller-retours inutiles entre la pharmacie et la cuisine ! Les plantes fraiches sont évidemment plus vivantes, plus actives que des plantes sèches. L'esprit-de-vin issue de vins natures et bien distillés compte beaucoup pour l'assimilation des principes et pour la digestion.
Je vous donnerai une recette avec son procédé un peu plus tard quand ce sera prêt. On vous fera une recette spéciale "devenir-distillateur"… (mais vous pouvez ajouter vos recettes en commentaires si vous voulez partager).En attendant : d'autres recettes dans mon bouquin l'Alambic, l'Art de la Distillation, Alcools, Parfums, Médecines (http://www.devenir-distillateur.com/pages/acheter-le-livre/) qui contient une belle contribution de Benoît Noël. Sur Benoît et sur la Fée Verte, son site : http://bnoel.herbaut.de/
Et puisque l'on parle de Benoît Noël, voici un très joli article qu'il m'a consacré : http://bnoel.herbaut.de/devenir-distillateur/
Au-dessus : souvenir de l'apéro chez Benoît…
Les essais :
En haut : Vue aérienne sur le labo… En dessous : la Verte (qui est jaune) fraichement distillée à gauche, le verre prêt pour la dégustation, le bocal contient la neige suisse pour le réglage (indispensable ! exigez la Neige Suisse !).
Plus bas : Le Buveur d'Absinthe…