alcool neutre
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L'alcool neutre
- Le 22/03/2022
- Dans Technique de distillation des alcools
L’alcool neutre
I. Le cadre
Histoire
L’histoire de l’alcool neutre commence avec l’industrialisation de la distillation au XIX° siècle. C’est le siècle du développement technologique, industriel, chimique et agro-chimique. C’est le siècle qui inaugure un nouveau rythme dans la domination de l’homme sur la nature, et sur la féminité. C’est le siècle du progrès qui ne s’arrête pas. La seule résistance à ce progrès industriel conquérant reste l’art, merveilleux au XIX° siècle, l’art soutenue par la dernière fée dans un monde mécanique, la fée verte, l’Absinthe (mais c’est un autre sujet).Qu’est-ce que « l’alcool neutre » ?
Distillateurs et gais buveurs, vous savez que l’arôme, la suavité, la joie de l’eau-de-vie demande du temps. La lenteur de la distillation, de la vieille distillation à repasse par exemple, est la clé du bouquet aromatique. La performance ne remplace pas l’art de vivre. Vivre sa journée de brandevinier qui laisse le temps de sa campagne distiller tranquillement en passant nonchalamment son index dans le filet au prétexte de voir où en sont les coupes, comme d’autres plus malheureux que lui se pinceraient pour vérifier qu’ils ne rêvent pas… Distiller rends philosophe… Pas forcément comme Diogène où l’austère Platon, mais plutôt philosophe comme l’alchimiste, le poète, et le paysan qui rentre tranquillement chez lui un soir de moisson.
La clé de l’arôme de l’eau-de-vie, c’est le temps de vivre.Alors cette idée d’alcool neutre, c’est quoi ? et d’où vient-elle ?
Elle vient d’une société industrielle qui grignote chaque coin de nature, qui ratiboise le moindre terrain vague. C’est la société pasteurisée, aseptisée. La société qui ne construit pas avec, mais à la place. Celle qui éradique les virus, censure les idées non-progressistes, et à l’époque des moissons, fait rentrer le paysan à minuit dans la cabine de son énorme tracteur au lieu de le laisser rentrer à pied, sa fourche sur l’épaule, au coucher du soleil qui est l’heure de l’apéro.
L’idée maitresse est l’éloignement de la nature mystérieuse et insaisissable. La déconnexion de l’homme naturellement connecté à sa source pour à la place, le connecter à un monde de chiffres, un monde qui se calcule.Et dans le bidon de neutre, il y a quoi ?
C’est une curieuse expérience que j’ai faite le jour où un ami gérant d’une distillerie géante m’a fait sentir l’un des chefs d’œuvres de la technologie moderne, du 96° (un alcool industriel dit « neutre »). « Ça sent quoi ? me demande t’il ? » Inquiet d’avoir perdu l’odorat et d’avoir été déconnecté du monde olfactif, je devais lui répondre : « Rien… ». J’avais sous le nez un bidon de 25 litres d’alcool à 96° d’origine vinique qui ne produisait aucune odeur. Plus d’odeur, plus de vie… Ceux qui ont eu le covid ces années passées peuvent en témoigner, ne plus sentir provoque un sentiment extrêmement désagréable d’être coupé de quelque chose, un sentiment de manque et qui enlève de la joie.
L’alcool distillé industriellement à très fort degré (supposément 96% d’éthanol et 4% d’eau, ce qui n’est jamais le cas, nous y reviendrons) et d’une façon très rapide, je devrais dire très brutale, lui enlève tout arôme, je peux dire toute vie.
L’éthanol industriel à 96° est un pur produit de la société industrielle, et on peut à bon droit le retirer de la catégorie des eaux-de-vie.
Lorsque la même distillerie essaye de produire une « eau-de-vie », elle va ajouter des « non-alcools », c’est à dire des alcools non-éthyliques, et va ajouter des copeaux de cuivres dans ses méandres pour donner un petit goût de quelque chose. Autrement dit, pour apporter de la vie, le chimiste va apporter des imperfections… Personnellement pour distiller une excellente eau-de-vie (qui ne cherche pas à être parfaite, mais seulement vivante), j’essaye, non pas de rendre mon « produit » bizarre parce que la nature est bizarre, mais riche et surprenant parce que la nature est riche et surprenante. Chacun sa philosophie.L’alambic ou la colonne ?
Le XX° siècle continue le travail de déstructuration de la vie rurale. La destruction systématique des alambics des distilleries amateures ou agricoles (on dirait aujourd’hui artisanales) au profit de distilleries produisant des alcools « neutres » à l’intention de la chimie, de la pharmacie, et des grosses maisons de liquoristerie nous a habitué à l’utilisation de cet alcool sans nature. L’alcool à 90° ou à 96° est devenu l’étalon qui règle toutes les recettes (« …prendre 1 litre d’alcool à 90°, ajouter 1 litre d’eau… ») et toutes les traductions (Dans sa traduction moderne de l’Organon - Hahnemann, 1802 -, Schmidt traduit « Brantwein » (esprit-de-vin) par « alcool à 90° »). Les pharmacies sont devenues les fournisseurs (d’ailleurs clandestins) de tous les liquoristes amateurs et de tous les herboristes. C’est ainsi que alcool est devenu synonyme de alcool à 90°.
Cet alcool à 90° ou plus ne peut être distillé avec un alambic artisanal, il est le produit de la distillerie moderne équipée de colonnes de distillation sophistiquées. Ces usines ne sont pas gérées par un distillateur indépendant, mais par des sociétés dirigées par des administrateurs qui divisent l’existence en deux catégories : les pertes et les profits. Leur vie elle-même est composé d’une partie consacré à la gagner en travaillant, et à la perdre dans des loisirs artificiels. Leurs ouvriers eux-mêmes sont condamnés à cette division schizophrénique de la vie. Ces gens-là n’ont aucun sens de la vie et de la beauté. Ils ne sont pas capable de créer une culture ou une tradition. Ils ne comprennent pas l’intérêt de passer sa journée à distiller quelques litres d’eau-de-vie tout simplement parce que cela n’a aucun sens pour leur comptable.
Et ils parlent de « produits ».II. En particulier
Et la neutralité ?
Revenons à la chose elle-même, l’alcool. Cet alcool, supposément composé d’éthanol pur (ce qui est un leurre : la plupart de ces « éthanols » purs que j’ai redistillés, pour analyse personnelle, comportaient souvent une part d’alcools de queues : propanol, butanol, pentanol…) n’a pas d’odeur. La logique simpliste du liquoriste est que ses spiritueux sont composés de plantes aromatiques qui donnent le bouquet au spiritueux (gin, liqueur &c…). Ce bouquet aromatique ne devrait pas être modifié par un alcool qui aurait déjà un arôme. En gros, l’alcool sert d’excipient, rien d’autre.
C’est là le leurre.
Oui, parce que ce n’est pas parce que l’alcool pur encore dans son bidon n’a pas d’odeur qu’il ne réagit pas avec les plantes. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas de personnalité qu’il ne va pas interagir dans la boisson.
Mettre ses plantes dans un alcool qui n’a rien à dire, c’est comme vivre avec quelqu’un qui n’a rien à dire… Il ne faut pas avoir beaucoup d’estime de soi pour accepter de vivre avec une marionnette sans personnalité…
De plus, ce n’est pas parce que le goût de la liqueur est supposé n’avoir pas été pollué par le goût de l’alcool que les arômes vont être mis en valeur !
Enfin, ce n’est pas parce qu’un alcool (je parle ici d’éthanol « pur ») est supposé être neutre au goût qu’il n’a pas une action sur le métabolisme du buveur : la digestion d’abord est modifiée par le type d’alcool et la digestion est très importante dans la qualité de l’ivresse et sur l’alcootest. L’action ensuite de cet alcool sur les récepteurs des neuro-transmetteurs sera également différente selon le type d’alcool (origine : vin, grain, racine ; type de distillation qui structure différemment les molécules alcooliques).
On peut facilement voir qu’indépendamment des questions de goût, le type d’alcool utilisé aura une influence déterminante sur le spiritueux et sur le buveur.Et je n’ai pas parlé de l’éthique dans l’utilisation d’un alcool d’origine industrielle ou d’un autre d’origine artisanale et locale.
Pourquoi alors utiliser cet alcool qui n’est pas bon ?
Et bien donc d’abord par facilité, par habitude (c’est devenu une tradition), par peur de devoir changer ses recettes (ce qui est un faux problème, tous les distillateurs qui ont fait le pas vous le diront - et même les quelques parfumeurs qui ont osés alors qu’ils sont d’ordinaires si frileux !.
Ensuite parce que un litre d’alcool pur (lap) industriel bio ça coûte… entre 3 € et 6 €, alors qu’un artisan distillateur vous demandera au moins 12 € pour un lap d’esprit-de-vin bio nature (hors droits d'accises bien-sûr)… Alors, vous prendrez un petit verre de bio de la société industrielle ou du bio de la ferme ?Les solutions (solutions alcooliques évidemment)
Sur le plan du goût, pour les spiritueux comme sur le plan de la qualité de la vie en couple, il faut trouver le partenaire idéal (Non ! N’abandonnez pas tout de suite ! Pour les spiritueux c’est facile !). Il faut utiliser un alcool bon au goût. Les bons ingrédients sont la base des bonnes recettes. Il faut aussi trouver l’alcool qui saura mettre en valeur les arômes de vos plantes chéries, qui se digèrera facilement, qui saura diriger les vertus médicinales des plantes vers les organes concernés (souvent foie, vésicule biliaire et estomac), et qui saura gérer les effets sur le cerveau (les neuro-transmetteurs). Ça a l’air compliqué comme ça, mais en fait, il y a plusieurs solutions.
L’alcool de vin (sans soufre) bien distillé dans un alambic en cuivre a un goût souple, discret et facile à fondre dans le mélange. Il est aéré, et très digeste, très facilement assimilé par le cerveau.
L’alcool de pomme a souvent ces mêmes qualités, avec un petit plus au niveau des neuro-transmetteurs quand il est fait avec des variétés de pommes anciennes.
L’alcool de grain (bière &c…) est peut-être moins digeste, moins aéré, et contient peut-être des éléments ammoniaqués qui rendent la cuite moins facile à passer… Le goût et l’effet de ce type d’alcool donne toutefois un côté traditionnel au gin qui y est culturellement associé.
L’alcool de betterave ou de sucre de betterave est pâteux en bouche, lourd à digérer, et produit des cuites assommantes. C’est peut-être celui-ci qu’il faut vraiment éviter !
D’autres alcools de fruits sont à considérer (la délicieuse canne à sucre par exemple), et ce choix dépendra évidemment de votre lieu de distillation : on distille bien naturellement ce qui pousse autour de chez nous.
Mais ce qui compte ici finalement, c'est plus la qualité de la matière première (fermière) et la douceur de la distillation (artisanale) que le type de matière première lui-même.
En fait, pour moi il est important de ne pas considérer que l’intérêt de votre gin ou de votre absinthe sera limité à son goût et qu’il sera composé d’une recette de plantes dissoutes dans un excipient « neutre », mais que l’intérêt de votre spiritueux viendra du mariage heureux entre des plantes choisies et un alcool choisi.
Le résultat dépassera la simple notion d’arôme pour inclure les notions de santé (digestibilité, voire vertus médicinales), et d’ivresse (ça parle de quoi et c’est quelle est l’ambiance quand on le boit entre potes ?), mais ça, c’est l’objet d’un autre article…Le mythe de la « neutralité », entre langue de bois et gueule de bois…
Matthieu Frécon, Suisse, équinoxe de printemps 2022.